PATRICIA PROUST-LABEYRIE
Texte Paru dans PLASTIR 10 publiée sur le WEB par le groupe PSA (Plasticité - Science - Art
L’ART A L’OEUVRE
LES METAPHORES DE LA PLASTICITE
Patricia Proust-Labeyrie
Un Instant parmi tant d’autres
MOMENTS PLASTIQUES DE « APPARITION IN PROCESS »
Le titre générique « Apparition in Process » caractérise l’avènement d’une série d’images dont « Un Instant Parmi Tant d’Autres », qui correspondent à une exploration photographique(1) approfondie, réalisée en concomitance avec l’accomplissement en temps réel des peintures dont elles sont issues. Bien qu’il ne soit jamais aisé pour un artiste d’identifier précisément et encore moins de dévoiler les étapes successives d’élaboration d’un travail d’art qui lui semble à un moment donné abouti, c’est bien en «observateur observé» que je vous convie à l’examen de la genèse de cette série de peintures(2), à un regard double sur l’évolution des formes liées aux matériaux utilisés d’une part et à la perception du « plasticien(3)» d’autre part.
Actuellement plongée au coeur de l’acte de création, je suis en mesure d’évoquer les allers, retours, disparitions, nouvelles interprétations, changements de cap, les compromis, les interrogations, les découvertes, les inquiétudes rencontrés au cours du processus de travail(4). Il est intéressant, à travers ce parcours intime qui me conduira parfois à employer la première personne, de développer l’idée que l’art, intrinsèquement lié à la plasticité, institue par son action, son interprétation et son évocation une métaphore puissante du fonctionnement humain et par extension de se poser la question de savoir comment l’expression artistique, dès lors qu’elle est authentique peut contribuer et agir en proposant des modèles d’organisation sociétale.
L’oeuvre multiple de Joseph Beuys (1921–1986) s’est imposée par ses analyses pragmatiques du quotidien qu’il soit politique, éducatif ou économique(5). Il est probable que sans ses recherches je n’aurais pas eu accès à ce que je considère être la plus haute forme de l’art : sa probité à la fois intellectuelle et culturelle, empreinte du degré le plus élevé de créativité. Ann Temkin dit à son propos : « Tout le travail de Beuys peut se lire, à un certain niveau, comme une métaphore de la transformation : celle de l’art, celle de l’artiste, celle de la société (6)». En ce sens l’oeuvre de Beuys n’a pas seulement marqué des artistes mais son époque et c’est à ce titre qu’il m’a largement inspirée même si je ne me situe pas tout à fait sur les mêmes plans sémantique et sémiotique, en veillant toutefois à rester humble par rapport à ses interventions. Voici ce qu’il énonce en 1979 dans le cadre d’une exposition aux Etats-Unis :
« Mes objets doivent être compris comme des incitations à transposer l’idée de plastique. Ils veulent amener à réfléchir sur ce que peut être la plastique et comment la notion de plastique peut être étendue aux substances invisibles et utilisée par chacun :
Formes de pensées – Comment nous formons nos pensées
Formes de paroles – Comment nous transformons nos pensées en mots Plastique sociale – Comment nous formons et façonnons le monde dans lequel nous vivons : la sculpture est un processus évolutionnaire, chaque être humain un artiste.
C’est pourquoi ce que je mets en forme par la plastique n’est pas arrêté ni achevé. Les processus se poursuivent : réactions chimiques, processus de fermentation, transformation de couleur, décomposition, dessèchement. Tout se transforme(7) ».
En écrivant qu’en chaque homme vit un artiste, sous entendu qu’en chaque être humain vit un créateur, il érige le rôle de l’artiste en postulat, dès l’instant où il expose ses productions, quelles qu’en soient leurs natures (peintures, sculptures, films, photographies, conférences, écrits …). Celui que s’était assigné Beuys était « que sa mission d’artiste serait d’élargir les limites de l’art(8) » en développant un grand oeuvre sous de multiples formes qu’il nommait « sculpture sociale ».
Cette interprétation axiomatique de l’art est fondamentale pour saisir l’exposé argumentaire des phases chronologiques nécessaires à l’élaboration de l’oeuvre, complexe, efficiente à plusieurs niveaux de compréhension.
L’homme, par essence crée tout au long de sa vie, trait primordial qui maintient son goût à vivre un moment après l’autre. D’aussi loin que remontent nos connaissances sur les activités humaines, « Depuis , ainsi que le suggère Norbert Aujoulat, le Paléolithique supérieur, et sans aucun doute bien avant, sous des formes différentes, l’homme a édicté des règles pour codifier et rythmer tous les actes, profanes ou sacrés, de sa vie, les deux étant le plus souvent indissociables »(9), l’homme ressent le besoin d’exprimer avec des formes, des signes, des gestes, des couleurs, tout est là, exprimer quoi ? L’indicible, l’impensable, l’invérifiable, l’inénarrable, tout ce que les mots sont impuissants à dire ?
Dans notre société la plus haute forme de création reconnue prend tout son sens dans l’expérience artistique.
GENÈSE PLASTIQUE DE LA SÉRIE « APPARITION IN PROCESS »
Pourquoi est-ce si difficile pour un artiste de parler de son oeuvre ? Le souci réside dans la prise de risques : celui de voler le plaisir du spectateur ; celui de divulguer l’indicible ; de dévoiler les erreurs, les hésitations liées aux décisions plastiques, sans oublier un mal-être significatif à certains moments de remise en question des compétences et des capacités au vouloir exprimer ou s’exprimer(10), quoi, comment, pourquoi, pour qui.
Malgré tous ces obstacles, qu’en général les artistes vivent difficilement, la créativité ne s’en trouve pas altérée, non seulement elle se situe à un autre niveau de conscience, mais elle survient à un autre moment avec une autre perception du lieu, en général l’atelier, le cocon, une seconde intériorité en somme. Le choix d’un cadre familier, d’un habitacle comme enveloppe-peau favorise l’avènement « naturaliste » d’idées germinales. En dehors de toute décadence, dans ce lieu chargé du secret de l’intime, les chances pour les oeuvres d’être opérantes seront accrues.
La création semble dépendante du degré de créativité, dont l’exploration de toute définition s’avère aporétique, cependant, en décrivant les phases plastiques des peintures intitulées «Apparition in Process »(11), je vais tenter à travers ma propre expérience, de montrer comment l’art comme composante de l’histoire de l’humanité est indissociable d’un ensemble infini et complexe. Cette tentative contredirait alors la perception de l’art qui par sa soi-disant insignifiance, par son irrationalité et par son incompétence à gérer le quotidien, serait inapte à penser et à apporter des solutions aux grands problèmes sociétaux à l’échelle de l’individu.
PREMIÈRE PHASE : ÉMERGENCE DE L’INTUITION
L’expérience artistique comporte de nombreuses phases aussi distinctes que variables en importance mais toutes indispensables. Pour ma part, la toute première phase commence toujours par l’arrivée impromptue d’une intuition. C’est une anticipation, elle contient tous les éléments de l’oeuvre avant même que je puisse les déterminer sur le moment. Elle se construit dans un premier temps sous forme d’oeuvre rêvée, un rêve éveillé dans tous les sens du terme(12). Son rôle constitue le support invariable de l’imaginaire du créateur…(13)
C’est précisément à partir de l’apparition de l’intuition que débute le processus de travail artistique, entraînant une concentration intense dans l’isolement (comprenant l’arrêt de toute relation humaine et de tout événement médiatique pendant ce temps), sans pour autant être en dehors de la collectivité, ce serait nier la plasticité du vivant. J’insiste au contraire sur le fait que toutes les données comptent. Parmi celles répertoriées : les sons propres à l’atelier, le climat, la température, la saison, l’environnement immédiat, l’atmosphère chromatique, l’état psychique, physique et physiologique ; le rapport à soi, au sens, au réel, à l’art ; le conscient et l’inconscient, entre le moi et les présences imaginaires, entre le dehors et le dedans, entre le moi social et le moi artiste …(14). Sans omettre ce qui est de l’ordre de l’accumulation des mémoires ancestrales, indéfinissables mais qui nous régissent et qui adviennent en dehors de l’entendement.
On peut s’en faire une idée plus précise en consultant les études de Barbara Glowczewki sur le Temps du Rêve du peuple Aborigène : « Ils sont aussi les garants de la culture, à travers les règles sociales et les rituels qu’ils ont instaurés, et ils continuent de guider les hommes dans leur sommeil. En cela on comprend que le Temps du Rêve « n’est pas un simple temps des origines, mais une dimension parallèle au temps historique des hommes, une mémoire vivante (…) fonctionnant indépendamment d’eux où ils vont puiser, sans être conscients de tout ce qu’elle contient. Elle contient tout ce qui fut, qui est, et aussi ce qui pourra advenir : c’est un peu comme une banque de données qui comprendrait toute la matière et les forces de l’univers, et disposerait de tous les programmes possibles, qu’ils soient ou non mis en application »(15).
En somme, l’intuition est un instant aussi inattendu qu’inouï où se rencontrent et s’associent le présent, le passé, l’univers tel que possiblement discernable et une impression fugitive du futur ; impliquant que la création établit un lien entre le temps présent et le futur. Moment atemporel car les notions de temps d’espace et d’ego disparaissent au profit de la sensation d’être tout cela à la fois ou tout autre ou l’on a le sentiment d’embrasser le monde, de faire partie d’un ensemble indéfinissable.
L’intuition est aussi une forme de connaissance innée fondatrice de l’éthique de l’artiste, réservoir potentiel d’idées nouvelles, pour le moins accomplies avec un pourcentage de probabilités important. Elle lui est naturellement corrélative, dépendante de sa propre mythologie, elle-même malaisée à déterminer, néanmoins réelle. Ultérieurement il faudra se focaliser sur cette essentialité comme direction unique de l’intentionnalité, sans se laisser disperser par les innombrables composants d’une humanité en grande confusion, sans oublier que je suis moi aussi partie prenante.
On constate, dans ce cas, les effets pervers de la plasticité, en ce qu’elle intègre une part de confusion dans la saisie de l’ensemble des données qui nous atteignent sans que l’on puisse avoir accès à la pleine connaissance de leur action sur soi, et par dilatation, sur nos actes. Mais si l’on n’axe pas la méthode de réflexion sur la concentration, alors on prend le risque de rester dans l’illustration de l’intuition, sur la peau des choses et l’on ne pourra ressentir à distance et à long terme, on s’éloignera ainsi d’un point focal pour finir par se disperser, être dans l’incapacité de créer, atteint d’aveuglement. L’immersion en adoptant une attitude de recueillement offre virtuellement aux créateurs d’idées, qu’ils soient artistes, poètes, philosophes ou scientifiques l’opportunité d’être clairvoyant sur certaines figures de vérité du réel, palpable ou abstrait ; soit sur l’existence de mondes parallèles comme il en existe d’innombrables dans les autres champs disciplinaires.
L’expérience de l’authenticité s’adresse au tréfonds de l’intériorité, à la vérité de l’être - l’intimité la plus pure comme fragment indestructible, non interchangeable, avec ses limites détectées ou non – que n’a-t-on besoin de représentations extérieures, images reconnaissables qui viendraient perturber l’introspection dans le champ intuitif. Mais jusqu’où peut-on se connaître, où se trouve la limite, existe-elle ?
L’intuition est donc un événement infiniment profond, à ce stade du processus artistique elle ressemble à une vision qui comprend le signifié et le signifiant de l’oeuvre finale. Comment surgit-t-elle, quels sont les paramètres qui favorisent son émergence (16), la réponse à ces questions concerne un autre domaine à parcourir.
La suite de peintures « Apparition in process » s’inscrit dans la continuité de la série intitulée « Le Hasard Fondateur » qui résultait d’une recherche sur le contenu du corps de la peinture aboutissant à - la découverte et l’importance primordiale de la troisième dimension que je pressentais comme manque spatial dans les deux séries précédentes bien que sa présence y soit latente mais l’oeil seul ne pouvait la distinguer. La troisième dimension matérialisée par la perspective est ce qui engendre le sens de ces images en une vision du monde (…) rendant visible l’invisible… mais qui n’existe sur un plan à deux dimensions que comme illusion, constatation renvoyant aux complexités de l’esthétique. Et enfin, réussir à créer une ambiguïté entre les créations de l’homme et celles de la nature, car je donne à voir des photographies qui évoquent des paysages mais qui sont en réalité, issues de peintures (17) d’apparence abstraites.
Série 1 Série 2 Série 3 Série 3
Le geste forme le trait et adopte les légères déviations naturelles conduites de façon analogue à la marche sur un sol légèrement accidenté (série 1).
En effet au commencement du trait, la dextérité est de rigueur, mais malgré cette résolution et parce que l’humain n’est pas une machine, la main du dessinateur n’est pas infaillible. Même si je prenais la plus grande attention à respecter l’intervalle entre les lignes, parfois le poignet ou la main ou les doigts exerçaient un imperceptible décalage. Après chaque ligne la déviation s’agrandissait légèrement pendant que de nouvelles se formaient. Au trait suivant, elles augmentaient en taille jusqu’à déformer totalement la ligne au profit d’un changement radical de direction du parcours initial, ce que je ne voulais pas au départ, que je considère donc comme un accident de parcours étonnamment clairvoyant.
L’aspect global s’en est trouvé transformé, cet écart aussi minime fût-il représentait pour moi, à la fois la fragilité, le questionnement sur toute chose. J’ai alors pris conscience en les dessinant que ces traits devenaient une métaphore : les lignes aux ondulations surprenantes représentent des événements imperceptibles qui sont susceptibles d’avoir des conséquences métamorphosantes sur la vie.
C’est le résultat de l’imprédictible compris ici comme fondement de la personnalité qui maîtrise et dirige la main.
L’écriture secrète de cette représentation en lacis dévoile d’un point de vue formel un état et une attitude concrétisés par deux couleurs. En s’interpénétrant de manière fortuite, elles suggèrent un dialogue entre de multiples facettes intérieures, composées de trop de repères pour se situer et d’innombrables pistes possibles de même que tout ce qui vient alimenter la vie.
Quelques jours plus tard alors que je scrutais attentivement les effets de ramages, méandres, strates provoqués par la lenteur du séchage des deux couleurs en interaction avec l’eau, ceux-ci m’ont spontanément rappelé un phénomène identique à certains paysages et notamment le retrait progressif de l’eau stagnante en été.
Eau stagnante en été - (série 3)
Cette interprétation métonymique somme toute banale m’a totalement immergée dans un espace-temps sans durée quantifiable. J’étais en un instant en symbiose avec le monde où l’extériorité et l’intériorité sont reliées. Et par voie de conséquence, en symbiose avec l’intuition génératrice de ce processus qui reflète exactement ma conception du travail artistique, celle de la mise en image d’une pensée forte, celle de traducteur.
L’être est réceptif aux occurrences qui le façonnent malgré lui, qui constituent la pulpe de ses sensations sans cesse renouvelées, le dirigent sur des chemins insoupçonnés, l’entraînent à la fois dans l’intranquillité permanente et le désir intense d’exister ; bref, qui le sculptent en regardant, recevant, intériorisant, désirant, recréant et en voyant par la voie et la voix de l’intuition qui est pour l’homme comparativement à la nature un guide.
Les séries un, deux, trois intitulées « Le Hasard Fondateur » contiennent le ferment d’une énigme. Comment faire apparaître les nombreuses strates de couleurs présentes dans l’épaisseur de la peinture si infime qu’elle n’est pas mesurable et que recèlent-elles ? Ce moment manifeste nettement la fin de ces travaux et ouvre un passage intermédiaire, lieu de transmission des plasticités.
Puis quelques jours plus tard …
L’arrivée subreptice de l’idée que ces images aux sujets reconnaissables se manifestaient de manière induite, m’a conduite à imaginer que les paysages obtenus (série 3) existaient de façon latente au cours de la période liquide et pendant les différentes phases qui précèdent le séchage, comme si ce qui se cachait sous la surface de la dernière couche de peinture affectait l’image qui était donnée à voir. Dès lors, j’ai l’intime conviction qu’il s’agit plus que d’une simple apparition reconnaissable mais de la formation métaphorique de l’apparition.
L’apparition comprise ici, à la façon de Husserl pour qui « l’apparition désigne le mode de connaissance de l’objet par le sujet : elle est tout à la fois l’objet qui apparaît, ce qui apparaît, et la manière dont la chose apparaît, le mode d’apparaître : l’apparition contient tout autant l’idée du résultat d’un processus que celle de sa dynamique. Apparaître est ainsi un synonyme de l’intentionnalité (du côté du sujet) et de la donation (du côté de l’objet)(18).
Les formes et les matériaux dépendent directement de l’objectif à atteindre, qui se résume à trouver les moyens qui vont me permettre de revivre l’intensité de l’intuition reçue, montrer une découverte, dont j’ai la certitude qu’elle est juste. Cela revient à connaître le résultat d’une enquête avant de l’avoir commencée, c’est précisément là que démarre le travail de traduction artistique. L’historien de l’art Daniel Arasse, en partant de l’oeuvre terminée, c’est-à dire à l’opposé, ne procède pas autrement pour ses commentaires d’oeuvre, en écrivant qu’« Affirmer le « libertinisme » de Bruegel est aller un peu vite en besogne (il est plus vraisemblablement « érasmien ») mais le fait même que l’hypothèse ne soit pas absurde montre à nouveau que ce n’est pas à l’aide de documents extérieurs qu’on pourra établir la pensée de ces tableaux dont son ami Ortelius disait – on lui laissera la responsabilité de ce jugement – qu’ils contenaient « toujours plus de pensée que de peintures(19) ». Il démontre comment « la fonction n’était pas de montrer ce qu’il fallait voir mais de suggérer comment regarder ce qui était donné à voir(20) ».
DEUXIEME EUXIEME PHASE : DE L’INTUITION A L’EXPERIMENTATION
Orientée par l’intuition cette étape consiste à trouver les moyens techniques appropriés pour l’interpréter et la servir « au mieux de ses intérêts ». Il convient aussi de veiller à choisir les matériaux en accord avec soi. Il s’agit de mettre en oeuvre un type de questionnement objectif, où les solutions ne se présentent pas toujours de manière limpide, où débute le règne de la lenteur, état idéal pour l’efficacité de la plasticité. Kasimir Malévitch a écrit « La paresse comme vérité effective de l’homme »(21), je pourrais écrire « La lenteur comme vérité effective de l’art » même si je pense que toute vérité n’est que passagère, aujourd’hui la lenteur prend un sens singulier dans un monde où tout semble aller très vite, pourtant le travail de création s’éprouve dans la lenteur méditative et introspective.
Cette période d’exécution constitue une phase fascinante par sa haute teneur plastique, créant des liaisons ténues entre langage, gestes et signes car les mots disent les choses mais l’expérimentation les enrichit bien davantage:
- par l’implication physique, qui relie à la matière, en m’y confrontant, en me laissant guider par les rythmes intérieurs du corps.
- par la construction des subtilités de l’être qui le conduit à un affinement des perceptions vers lesquelles il tend naturellement.
- par la recherche d’un espace dématérialisé, suffisamment ouvert pour qu’autrui puisse s’y glisser.
J’ai choisi d’utiliser des matériaux liquides pourvus d’une viscosité différente afin de provoquer des vitesses d’écoulements variables sur une grande feuille de papier épais et sec, que j’ai posée sur un sol plat à la surface grumeleuse d’un ciment grossièrement lissé. A environ vingt centimètres au-dessus du papier, doucement je verse l’encre, l’aquarelle et l’eau.
Auparavant, je dois déterminer quelles couleurs utiliser et à partir de quels critères les sélectionner ? Ayant déjà éprouvé l’impact des couleurs sur l’humeur, aptes autant à la modifier qu’à créer une atmosphère spéciale dont je suis dépendante malgré moi, elles agissent en interaction avec ce que Rudolph Steiner nomme le « suprasensible » : « On doit savoir clairement que c’est à partir du suprasensible, par l’intermédiaire de l’homme, que doit naître ce qui est artistique. Si à partir du suprasensible on descend jusqu’à la manifestation extérieure sensible, alors en haut, c'est-à-dire, là où l’homme conflue avec le suprasensible, on a l’intuition »(22).
J’utilise de préférence les couleurs suivantes :
- Noir, signifiant l’absence de couleur
- Rouge, imposant la puissance de son éclat
- Bleu, suggérant l’espace infini et l’eau océanique
- Marron, évocateur du sol et de la planète Terre
- Transparent pour employer l’eau - un élémentaire incontournable qui révèle le blanc du papier Je les fais couler sur la surface de papier au gré des paramètres environnementaux et personnels, en faisant autant de passages que la nécessité me l’impose.
Les propriétés physiques distinctes de l’encre de chine, de l’aquarelle et de l’eau, induisent par leur plasticité combinée, le sens. C’est d’abord par elle qu’il est donné à voir et par elle qu’une sorte de sacralité de l’art est favorisée, à tort ou à raison ; activant la fonction sensorielle de manière comparable à la statue Athéna Parthénos de Phidias, comme l’écrit Gombrich : « Lorsque, dans nos grands musées, nous parcourons les rangées de statues de marbres de l’Antiquité classique, nous oublions trop souvent que ces idoles dont parle la Bible se trouvent entre elles, qu’on priait devant elles, (…) que des adorateurs, par milliers et par dizaine de milliers, les ont approchées, l’espoir et la crainte au coeur, avec, comme le dit le prophète, la pensée que ces statues, que ces images taillées pouvaient bien être, en réalité, les dieux eux-mêmes »(23). Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle en remarquant aujourd’hui, une attitude similaire chez les personnes qui
attendent par centaines parfois pendant plusieurs heures, d’entrer au musée pour y voir sinon admirer des oeuvres d’art. Ne peut-on pas parler de sacralisation de l’art dans ce cas. Comme la musique les arts plastiques touchent notre être profond, en les laissant nous traverser et se fondre dans nos histoires personnelles.
Les liquides se mélangent en s’interpénétrant de façon imprédictible. Un aléatoire dépendant des petits accidents produits par l’irrégularité du sol, de la puissance gestuelle, des matériaux, des données météorologiques qui fixent le temps de séchage qui a un impact direct sur l’aspect final. L’aboutissement iconographique ne m’importait que par le seul fait de son existence, sans que cela ne suffise : ne risquerai-je pas d’entrer dans un système de satisfaction fugitive mais aussi d’enfermement que provoquent les effets esthétiques. Des formes et des graphismes inattendus apparaissent, satisfaisants, que je suis tentée d’améliorer en rajoutant des couleurs ou de l’eau, alors que mon but premier consiste à retrouver l’intensité du moment si profond, vrai et si complet que m’a ’offert l’intuition en un temps non quantifiable en termes de durée et de richesse.
Cette dimension capitale doit absolument ressurgir dans le projet final, chaque parcelle aussi petite soit-elle doit servir l’ensemble en une unité qui elle-même sert l’idée générale de l’ouvrage peint s’inscrit dans une autre globalité, celle de la société.
En peignant j’observe clairement un phénomène de symétrie : la surface foncée se transforme en miroir, dans lequel mon image se reflète distinctement. En dehors du trouble passager que cela m’inspire, la sensation agréable de faire corps avec la matière m’entraîne logiquement vers une traduction métaphorique de l’autobiographie(24) à effets spéculaires. L’art est une sublimation pas seulement de l’être individué mais aussi de
l’environnement qui influence les formes que prennent les travaux. On peut imaginer que si l’environnement change, de nouvelles inconnues surgiront et agiront sur la peinture qui de ce fait, en sera modifiée(25).
Puis poussée par la nécessité de me laisser capturer par la peinture, il me fallait rester le plus longtemps possible au coeur de l’intuition, tenter de percer son secret, côtoyer les limites du réel et de l’irréel.
Une collaboration fusionnelle entre la performance des liquides sur le papier et moi-même est indispensable pour que l’oeuvre prétende à un statut de contemporanéité partageable par d’autres personnes. Il n’y a pas place pour une quelconque « mode » dans cette vision des choses, plus l’éloignement de soi est limité plus on aura des chances d’être en symbiose avec le temps présent, ce que Rudolph Steiner nommait l’Eurythmie(26), l’harmonie dans la vie, la sagesse envers soi et la terre et autrui. Si un maillon de la chaîne est défaillant, toute la chaîne en souffre d’où l’importance de relier les savoirs pour prétendre donner une idée représentative d’une vision collective.
C’est l’harmonie des plasticités actives qui permet de rendre visible le contenu de la peinture. Le mouvement part du phénomène intérieur de l’apparition de l’intuition qui, ensuite seulement ouvre la porte sur un extérieur par la fabrication qui s’élabore entre la plasticité du regard, la plasticité des matériaux et la plasticité cérébrale, impulsant une lasticité exponentielle qui va développer des ramifications en chaîne insoupçonnables en direction des autres « Ainsi l’homme dans son organisme est l’expression mouvante de
l’homme tout entier »(27).
TROISIEME ROISIEME PHASE : DE L’EXPERIMENTATION A L’APPARITION
L’oeuvre et sa compréhension progressent de concert avec les évènements inhérents à la planète sinon au monde dans son entier, dont je me sens pendant un temps le passeur. On ne peut occulter les réactions en chaîne qui s’opèrent : l’homme prélève les matières premières à l’échelle planétaire, il les transforme à son profit, sans limites en allant toujours plus loin dans la recherche du bien être tel qu’il le conçoit, toujours plus grand. C’est en se servant exagérément des ressources que lui offre la nature, qu’il crée nombre de déséquilibres biologiques, qui le happent malgré lui, avec tout ce qui l’entoure. Ce constat avéré devrait modifier considérablement notre attitude sinon que va-t-il advenir de l’avenir, c’est une question de survie. On voit bien avec cet exemple combien nos actions sur le dehors sont réciproquement agissantes sur notre intériorité.
Inquiétante arborescence
Tout en percevant dans cette figure arborescente le rôle des couleurs mouvantes, je saisis l’espace d’un regard, toute l’importance du concept de plasticité, il féconde l’interprétation métaphorique qui croît avec la visualisation et la mise en relief du fonctionnement de structures logiques analogues aux raisonnements humains applicables à un ensemble. C’est elle qui détermine le choix des titres, qui à leur tour guident la pensée du spectateur.
La force de l’impulsion transmise par cette découverte a valeur de « hapax », terme au sens fort emprunté à Michel Onfray qu’il définit comme « quelque chose qui se passe, un jour, qui, dans l’existence, fait qu’on ne peut plus dire : maintenant, c’est comme avant. Le hapax existentiel, c’est ce qui fait qu’à partir d’une date donnée – et on peut la chiffrer, dire : c’était à telle heure, en telle occasion, à tel endroit – ce quelque chose qui a eu lieu a structuré, par la suite, l’ensemble de ma pensée. Et mon oeuvre, l’oeuvre complète, ou ce que je ferai pendant toute mon existence, tentera de donner forme à ce que j’aurai ressenti physiologiquement au départ(28)».
Mais d’autres éléments plastiques interviennent entre le spectateur et l’oeuvre, des présences indétectables incluses dans une seule visualisation comme elles peuvent l’être dans une seule peinture, façonnées par l’activité des divers règnes du monde souterrain, sur terre, de l’univers cosmique. Plus l’oeuvre propose un espace global et illimité, plus le spectateur pourra s’y glisser et se l’approprier.
Flux migratoires
La peinture obtenue montre des parties colorées aux contours flous et informes, parfois très nettement dessinées. Les liquides mouvants métamorphosent en permanence la surface, tout en continuant à fusionner lentement, pour se stabiliser en préservant l’aspect graphique que prennent leurs déplacements.
La sélection des couleurs et des matériaux est déterminante pour créer des contrastes importants car plus ils sont forts (par exemple rouge/noir/blanc plus la symbolique est claire et plus les effets multiformes affleurent. Ils s’avèrent être essentiels, puisque si l’on choisit des couleurs aux tonalités proches comme un marron très clair et un gris pâle, le mélange s’homogénéise, certes il y a symbiose mais on obtient une surface uniforme alors que si l’on choisit deux couleurs opposées à savoir une couleur dite neutre noir et une couleur chaude comme le rouge, ou une couleur froide telle que le bleu associée à une chaude, alors on constate une animation de configurations diverses sur une même surface : tourbillon, frémissement, ondulation, trajectoire, tremblement, va-etvient, vibration… qui deviennent des traceurs.
Avec d’intenses contrastes, la tension entre les forces attractives des différents composants croît nettement et agit autant sur le physique que sur le mental. Je veux imaginer qu’il en sera de même dans le face à face entre les spectateurs et l’oeuvre. En effet les couleurs ont pour particularité de provoquer spontanément des réactions repoussantes ou au contraire attirantes, c’est une occurrence strictement individuelle. La composition aussi, confronte le spectateur à sa propre histoire car l’aspect visuel n’imposant aucune forme reconnaissable, convoque l’ouverture à plusieurs niveaux de lecture de l’image.
Ainsi je suis appliquée à organiser une approche plasti-dynamique des ingrédients qui composent mon travail artistique, ceux que je pressens mais aussi tous ceux dont je n’ai pas encore eu conscience et n’aurais probablement jamais conscience.
Il est remarquable de découvrir une intrusion surprise - un mouvement de couleur inattendu par exemple ou tout simplement des réactions surprenantes émanant du mélange des matières - qui intervient au cours de l’expérience alors qu’on ne l’avait ni prévu ni déterminé à l’avance, au stade de la conception du travail. Ce nouvel élément peut modifier l’ensemble, cela crée une secousse bien vivante et bienvenue dans la plupart des cas car il nous fait dévier d’un processus bien tranquille et axe les recherches sur d’autres voies qui ont pour effet d’allonger les chemins de connaissances et de stimuler le développement de l’oeuvre. Ce que l’image renvoie dépasse le langage et permet à l’artiste de pressentir ce qui est à venir.
DE E LA PLASTICITE A LA METAPHORE
Au-delà des fonctions et des caractérisations communément admises, l’intérêt de l’art réside dans le fait de dépasser la stricte sphère du monde de l’art, l’objectif principal de Joseph Beuys en mettant « en oeuvre » son concept de sculpture sociale répondait à cette conception idéelle. L’expérience artistique et esthétique serait vaine, si elle ne s’ancrait pas dans le réel.
Deux voies connexes évoluent simultanément : le perfectionnement de l’oeuvre et le contenu transposé dans un champ élargi(29) aux échanges constants entre tous les cycles, propriétés, besoins vitaux, tissant les fibres croisées de la toile que forme l’humanité.
Il me paraît en effet inconcevable que l’art, au regard de sa présence aussi récurrente que signifiante à travers les siècles, se réduise à un caractère « rétinien »(30) et à l’action la plus consensuelle, de représentation et d’exhibition, consistant essentiellement à « décorer » des bâtiments privés ou publics. A l’évidence il s’agit d’autre chose, d’un lien avec la profondeur de l’humain en tant qu’être sensible et pensant, qui reçoit mais aussi de qui émane et rayonne l’harmonie suggérée par le concept du « beau », tel que Jean-Marie Pontévia le conçoit à travers les propos de Heidegger : « Le Beau est nommé l’apparaître le plus éclatant qui se produise dans le domaine de l’immédiate apparence sensible », ‘Le Beau selon son essence est, de tout ce qui brille, ce qui resplendit avec le plus d’évidence dans le domaine du sensible, de telle sorte que, par sa luminosité propre, il laisse luire l’Etre même(31)». Qu’il soit d’ordre esthétique ou humaniste, la beauté est un paramètre incontournable à la condition du « vivre » quotidiennement. Si l’on considère la capacité de chacun à créer, ne serait-ce qu’en fabriquant la matrice de son cadre de vie, élément vital, alors l’art est à la portée de tous et devient le liant de toutes choses.
Il constitue une sémiotique à part entière qui est essentiellement faite de signes qui révèlent un invisible irréductible au langage, et forme le véritable contenu d’une oeuvre en tant qu’elle dégage substantiellement du sens, en précisant toutefois qu’elle n’est pas totalement une application pratique de l’idée de départ. C’est ainsi qu’elle peut être accessible à toute personne quel que soit son niveau de connaissance car les moyens
utilisés pour la lire ne sont pas qu’intellectuels, ils font surtout appel à la sensibilité corrélativement au vécu individuel. N’excluant pas les différents niveaux d’appréhension des objets qui font oeuvre sans être normalement rattachés à une discipline artistique, qui résonnent différemment selon les attentes espérées de chacun, suivant l’exemple de Fanny Sarrazy, qui exprime son goût des mathématiques en considérant par ailleurs qu’il renforce le sentiment même de soi(32) : « J’ai toujours été intéressée par la mise en forme mathématique de la réalité. Dès mes exercices de mathématiques du collège, j’ai été séduite par cette façon de voir les choses. Les nombres, les droites, les courbes signifient pour moi une matière première suffisamment pure pour construire des idées. Je peux même dire que je trouve cela beau. Je considère les mathématiques comme des trésors de pensée et me réjouis de les manipuler. Ils me donnent un certain pouvoir, celui de la pensée. Quoi de plus simple qu’un point ? Qu’une ligne ? J’ai été conquise par l’élégance des mathématiques à poser les yeux sur les fondements des objets, et à oser dépeindre un point par le vertige qu’il cache, l’infiniment petit. Elles m’ont ainsi aidées à grandir dans l’honnêteté que je désirais. Je les avais comme amies pour dénouer la vérité(33) ».
Une oeuvre qui architecture un tout cohérent détient potentiellement la capacité de susciter d’innombrables anamorphoses. Intimement liées à l’observation, elles se créent dans l’espace matérialisé par la distance qui sépare l’oeuvre du spectateur qui la règle selon ses codes, lieu privilégié, habité par les composants d’un secret qui va l’influencer. En effet, c’est dans cet espace intermédiaire que s’échangent entre le regardeur et l’oeuvre qui le défie, les messages annonciateurs de révélation, si enfouie et si personnelle, que si le sacré existe en art, c’est probablement là qu’il se trouve.
Dans la série des « Apparitions …» la permanence des transformations, des métamorphoses impliquent l’évidence du rôle de la plasticité d’où naît la métaphore. Elle m’invite à faire des analogies avec le concept d’apparition et la notion de mixité, rendant ce travail passionnant et éminemment vivant. J’utilise l’idée de métaphore ici, au sens où Anthony Judge l’’énonce : « La métaphore est un dispositif classique grâce auquel un
ensemble complexe d'éléments et de rapports peuvent être rendus compréhensibles – alors que toute autre tentative d’explication pourrait facilement être dénuée de sens. La force particulière de la métaphore réside dans sa capacité à exprimer l’essentiel sans simplification excessive, en en préservant la complexité perçue à travers un modèle familier de complexité équivalente(34)».
Comme je l’ai précisé ci-dessus, l’art pour l’art ne me satisferait pas complètement si je ne dépassais pas la stricte « satisfaction » de faire surgir une image satisfaisante.
En conclusion, nous allons donc explorer plusieurs approches de l’oeuvre envisageables: l’approche visuelle, l’approche intellectuelle et l’approche sensible, les trois ensemble sont compatibles, chacune sert à communiquer une dimension à la fois idéel et sensible dès l’instant où « … cette chose subtile qui semble le sourire de la ligne, l’âme de la forme, la physionomie spirituelle de la matière »(35) est l’expression d’un champ sémantique qui révèle la conception d’un monde, fût-il celui phantasmatique de l’artiste qui a réalisé l’oeuvre. Le premier regard sur l’oeuvre provoque souvent une relation égotique manifestée soit par une attirance ou une répulsion immédiate soit par une indifférence. Il est inimaginable de se retrouver dans tous les genres, toutes les expressions, celles qui génèrent un élan naturel répondent probablement à un aspect ou à une attente proche de celui ou celle qui regarde et grandira avec ce que lui renvoie l’oeuvre, quelque part en lui-même. C’est le point de vue du spectateur dans le cadre d’une exposition ou de n’importe quel autre lieu de monstration.
Abordons maintenant les approches métaphoriques que j’ai vécues au cours du processus des « Apparitions ».
La méthodologie employée, repose sur un échantillonnage d’environ cinquante tableaux représentatifs des séries intitulées respectivement Le Hasard Fondateur et Apparitions in Process , qui ont déterminé la posture que j’ai adoptée face à la position de l’art au sein d’une société de plus en plus attirée par le virtuel. Cette notion est intéressante artistiquement et plastiquement parlant, car le propre de l’art est de donner une forme au virtuel qui va engendrer un nouveau virtuel prégnant et actif, s’incarnant dans une réalité correspondant à chaque personne impliquée.
o Plasticité émergente : l’intuition explicitée dans la première phase du travail artistique, est la métaphore d’une vision du monde qui va entraîner le désir de la part de l’artiste, de la concrétiser sous deux formes : visuelle et phénoménologique.
o Plasticité du sujet : elle est incontournable, mais comment à posteriori, ne pas décrire en pure perte l’état psychophysiologique de l’artiste en train de créer ? Etant, en l’occurrence, la plus sinon la mieux informée sur moi-même, je me sens susceptible de rendre compte simplement de cette complexité avec véracité : plus de bruits – plus de soucis – plus de technique artistique - plus d’affects – plus d’imagination - plus d’émotions – plus de repères culturels - plus de plaisirs – plus de société – plus d’image mentale - plus de monde – plus de nature – plus de temps - plus de climat - plus d’environnement architectural – plus d’art – plus de matériaux – plus de sensations – plus de passé – plus de présent – plus d’idées - plus de futur – plus d’image mentale – plus … Durant ce temps de la création, raconté ici, le mot « plus » prend deux sens vécus simultanément et intensément, à deux niveaux différents de réalité, celui de la disparition et celui de l’accroissement. Les propriétés essentielles de la plasticité se « fondent » sur le lien. Marc-Williams Debono le dit clairement en écrivant «… cette capacité unique de liage de formes irréversibles ou d’action directe au point d’ancrage de
dimensions ou d’expressions irréductibles constitue la spécificité majeure de la plasticité. Elle concerne au premier chef les évènements inscrits dans une histoire et une expérience singulières...» ou encore « l’introduction du sujet dans la plasticité du monde décrit l’expérience proprement humaine . La plasticité ‘infinie’ du sujet est le fruit de ce liage»(36).
o Plasticité cérébrale : au cours de l’élaboration de la peinture, la dimension esthétique révélée par la dynamique des liquides colorés en mouvement m’a amenée de manière évidente à une interprétation symbolique. A ce stade du travail diverses métaphores et analogies affluent :
a) la mixité, métaphore d’ordre illustratif qui m’évoque spontanément l’altérité sous toutes ses formes. Ce déroulement courant dans la méthode d’approche de la création est facilement transposable dans la compréhension d’événements politiques, consistant à accueillir l’altérité comme une richesse nouvelle, porteuse de nouveauté en corrélation avec le parcours des liquides.
b) Un schéma d’expérimentation tel qu’explicité dans la deuxième phase, est par analogie concernant le graphisme que forme les mouvements des tourbillons et les observations, comparable au travail du scientifique, notamment celui qui porte sur l’ « étude de l’influence du confinement vertical sur la dynamique tourbillonnaire » de Nathalie Bonneton(37), qui m’a permis d’envisager un paradigme expérimental plus précis:
Figure 1 : Tourbillons en milieu profond (a) et en milieu confiné (b)
Ils ont réalisés des expériences en laboratoire et se sont intéressés à l’évolution temporelle d’un jet initialement complètement tridimensionnel. La figure 1 représente des cas extrêmes de confinement au même instant, la figure 1a représentant un milieu profond et la figure 1b un milieu confiné. On observe que la dynamique tourbillonnaire en milieu profond a un comportement classique de turbulence tridimensionnelle. Les gros tourbillons donnent leur énergie aux plus petits tourbillons et se dissipent ensuite par viscosité (voir figure
1a). Dans le cas d’un milieu confiné, la dynamique de ces tourbillons est très différente. Au cours du temps les tourbillons générés initialement s’apparient pour former au final une grosse structure (voir figure 1b). Ils ont proposé un nombre sans dimension qui caractérise le confinement. Ce nombre est fonction de la hauteur d’eau, du temps d’injection du jet initial et de l’énergie injectée(38).
J’ai pu constater des mouvements similaires et tenter de les maîtriser au cours du mélange de l’encre de l’aquarelle et de l’eau à partir des données extérieures et intérieures, paramètres inhérents à la vie.
- Métaphore heuristique en ce sens que j’ai pu découvrir, dans les graphismes que formaient les liquides, avec la complicité de la gestualité, un type de fonctionnement intellectuel en rapport avec différents événements, impliquant que les peintures en train de se faire devenaient des autoportraits réalistes.
- Métaphore de l’apparition en ce qu’elle convoque implicitement la disparition, dès qu’une image apparaît elle se fond dans une autre par liquéfaction, cela explique mon désir impératif de fixer ses apparitions sur pellicule.
o Plasticité cognitive : J’ai décliné la plasticité à chaque stade du processus de création ainsi que les métaphores qui en découlaient. Je pourrais en rester là et conclure que l’art en soi constitue une métaphore de l’artiste, en usant de la plasticité comme véhicule. Ce ne serait pas inexact, la boucle serait bouclée, ça marche.
Je pense à l’instar de Beuys que l’hypothèse vraisemblable de l’art fonctionnant en circuit fermé n’est pas recevable. Les millénaires antérieurs, en laissant de nombreux témoignages, nous indiquent que l’art se transmet de générations à générations. L’art représente donc une entité historique dont les civilisations ont prouvé jusqu’à ce jour qu’il les côtoyaient apodictiquement.
Si l’art est nécessaire à la civilisation pour vivre alors il possède la potentialité de régler ses problèmes lorsqu’elle est en difficulté. La métaphore la plus appropriée du processus de création dans son déroulement se trouve dans une thérapie nommée l’autohémothérapie dont l’exploration substantielle permettrait une utilisation applicable à l’individu social. L’autohémothérapie repose sur la théorie des thérapies par stimulation : chaque irritation survenue sur une partie du corps provoque, grâce au système régulateur, une réaction dans tout l'organisme. La thérapie par stimulation met cet effet à profit, en provoquant des réactions de défense du corps, en le soumettant à des agents irritants, tels que par exemple, la chaleur ou les rayons UV. Dans le cas de l'autohémothérapie, la substance stimulante est le propre sang du patient. Le sang, qui vient d'être prélevé d'une veine, est immédiatement réinjecté dans un muscle ou bien sous la peau. Les composantes du sang, qui arrivent ainsi dans les tissus, provoquent des réactions de défense du système immunitaire, qui stimulent le potentiel d'autoguérison de l'organisme. La thérapie de sang autologue est une forme particulière de l'autohémothérapie : le sang prélevé au patient est dilué avec des médicaments avant de lui être réinjecté(39). Bien que cette thérapie ne soit plus que rarement employée, elle n’en paraît pas moins efficace.
Peut-on s’autoriser à penser ainsi qu’Anthony Judge le propose, une "re-lecture" comme un art métaphorique : (…) La proposition radicale est la suivante: tout ensemble structuré de concepts, de n'importe quelle discipline, peut être "re-lu" avantageusement comme une métaphore. Et à travers ces métaphores des idées d'une certaine utilité peuvent être acquises pour d'autres domaines de la connaissance. Ainsi le corps de connaissance, généré par des disciplines au long des années, pourrait être (re)exploré de manière systématique comme ressource pour des idées "cachées". Dans un sens, les couches géologiques de connaissance déposées le long des siècles, y compris la "connaissance fossilisée", pourraient être exploitées. Il s'en trouvera beaucoup sans signification comme dans l'exploitation minière, mais il y aura des veines d'idées de grandes valeurs après un processus de raffinement nécessaire. La réussite d'une exploitation minière ne s'est jamais définie en fonction de l'extraction des pépites seulement(40).
Cette analyse de la fonction métaphorique « acte » l’art en le rendant non hermétique, alors qu’il peut devenir enfermant lorsqu’il est lu avec un autre langage que le sien, l’accès aux oeuvres semblerait alors difficile, dans ce cas la compréhension dévirait de son sens le plus profond, sa chair. Les différentes formes de plasticité indissociables de l’art, laissent à penser que les métaphores suscitent, proposent des méthodes plausibles pour gérer des évènements liés à d’autres champs d’investigation, présents et à venir.
L’idée que l’art fonctionne en circuit fermé m’est insupportable, trop frustrant, il serait effectivement inutile, réduit à un épiphénomène de la société s’il se limitait à la sphère artistique correspondant à un nombre infime de personnes sur la planète, impliquant un rayon d’action trop mince pour prétendre être salvateur. « Je pense que l’art transformera le monde »(41). J’ignore si l’art transformera le monde mais il paraît incontournable, au regard des problèmes écologiques, politiques, sociaux, économiques, d’adopter les méthodes d’approche de la création artistique en tant qu’alternative à une refondation de l’approche comportementale individuelle, en allant au coeur de l’homme, afin que chacun prenne son propre destin en main.
Se sentir toujours au bord
Rendre le dehors
Aux secrètes profondeurs
Et l’inexplicable
Se fond
Dans une circulation de lumière
Et une danse fugitive
Entre l’air et la terre(42)
NOTES
1 . Toutes les photos présentées dans ce texte ont été réalisées par Frédérique Labeyrie.
2 . Ces peintures sont toujours en cours d’expérimentation à l’atelier.
3 . Terme employé depuis le dernier tiers du 20ème siècle pour qualifier les artistes issus des arts plastiques.
4 . Un développement plus complet est explicité dans « De la douleur de l’Incertain dans la série picturale Le Hasard Fondateur – 1999/2001 – Les souffrances vécues au cours du processus créateur », Conférences à L’Université Victor Segalen, sur le site www.patriciaproustlabeyrie.com
5 . Lire à ce propos : « Beuys Kounellis Kieefer Cucchi - Bâtissons des Cathédrale » Ed. Arche, 1986 ; « Qu’est ce que l’argent » Ed. L’Arche, 1994 ; « Joseph Beuys – Quest-ce que l’art ? », Ed. L’Arche, 1992.
6 . Dans l’avant-propos écrit par Dominique Tonneau tiré du livre intitulé « Beuys - Pourquoi faites-vous des multiples ? Ed. Gourcuff Gradenigo, 2007 Paris
7 . « Introduction de Joseph Beuys pour le Catalogue de son exposition au Museum Salomon R. Guggenheim, New York 1979.
8 . In Joseph Beuys – Une Biographie , P. 24, Heiner Stachelhaus, Ed. Abbeville, 1994, Paris
9 . Tiré du livre « Lascaux, le geste, l’espace et le temps », p. 264, Ed. du Seuil, 2004, Paris
10 . Pour plus de détails voire la conférence «De la douleur de l’incertain dans la série picturale « Le Hasard Fondateur » (1999-2001) – Les « souffrances » vécues au cours du processus créateur. » Bordeaux 2001, Arezzo 2002 : voir site : http://www.patriciaproustlabeyrie.com
11 . Par commodité, je les nommerai simplement « Apparitions … » à la suite de ce paragraphe.
12 . Conférence «De la douleur de l’incertain dans la série picturale « Le Hasard Fondateur » (1999-2001)
13 . Idem
14 . Idem
15 . In « Australie Noire », Revue Autrement n°37, 1989.
16 . Voir le projet expérimental de recherche sur ce terrain « Pensée comme matière, la matière dans tous sesétats » dont un résumé est donné sur le site de PSA: http://plasticites-sciences-arts.org/conf-gdp_fr.html
17 Extraits de la Conférence Université Victor Segalen Bordeaux, 2001De la douleur de l’incertain dans la sériepicturale « Le Hasard Fondateur » (1999-2001) Les «souffrances » vécues au cours du processus créateur.
18 . p. 45 Extrait tiré du « Dictionnaire des concepts philosophiques », Larousse, CNRS Editions, 2006
19 . Extrait tiré de « On n’y voit rien – Descriptions », Daniel Arasse, p. 85, Ed. Denoël, 2000.
20 . Idem, p.82
21 . Kazimir Malévitch « La paresse comme vérité effective de l’homme », Ed.Allia, 1995, Paris.14
22 . Rudolph Steiner, in « La Fondation de la Société Anthroposophique Universelle 1923 – 1924 », p.24, Ed. Anthroposophiques Romandes, 1999, Suisse.
23 . In « Histoire de l’Art », p.84, E.H. Gombrich, Ed. Phaidon, 1997.
24 . Il est intéressant de savoir que dans Le Statut Juridique , paragraphe du « Droit Moral», la définition précise : Le droit au respect du nom,
de la qualité et de l’oeuvre de l’auteur »est attaché à sa personne. Il est inaliénable et imprescriptible ». (Art. L.121 – 1 du CPI).
25 . Un projet de recherche cité en 16 à ce propos n’a pu démarrer encore à ce jour « Pensée comme matière : la plastique dans tous ses états »,
site : http://www.patriciaproustlabeyrie.org
26 . Rudolph Steiner, Idem, pages 24 et 25.
27 . Idem, page 24.
28 . Tiré de « Vérité et Jubilation - Entretiens sur la philosophie de l’art», P. 260, Ed. Normandie Terre desArts, 1996.
29 . Termes empruntés à Joseph Beuys, cités par Heiner Stachelhaus dans « Joseph Beuys - Une Biographie », p. 63 et 71 : Le « champ élargi de l’art » conduit inévitablement à ce que Beuys a nommé Sculpture Sociale : catégorie artistique entièrement inédite, muse nouvelle lancée contre les muses traditionnelles. » puis « La sculpture n’est pas quelque chose de rigide mais un processus dynamique qui peut s’éprouver comme énergie, force, pulsation. »
30 . Terme emprunté au peintre Marcel Duchamp (1887 – 1968)
31 . Ces citations sont des traductions du Phèdre de Heidegger citées par Jean-Marie Pontévia, p. 57 DE « Tout
a peut-être commencé par la beauté », Ed. William Blake & CO., 1985.
32 . En référence au titre du livre de Antonio Damasio « Le sentiment même de soi ».
33 . Ecrit faisant suite à un échange privé entre une mathématicienne et une plasticienne qui portait sur laquestion de savoir comment traduire une oeuvre d’art en plusieurs langages, entre autres celui des mathématiques.
34 . Tiré d’un extrait du texte « Governance through Metaphor » : Metaphor is a classic device through which a complex set of elements and relationships can be rendered comprehensible - when any attempt to explain them otherwise could easily be meaningless. It is the peculiar strength of metaphor that it can convey the essential without excessive oversimplification, preserving its complexity by perceiving it through a familiarpattern of equivalent complexity. 1987, Anthony Judge a écrit de nombreux textes sur ce sujet que l’on peut trouver sur son site : http://www.laetusinpraesens.org
35 . Jean-Marie Pontévia, p. 54, «La peinture, masque et miroir ».
36 . Marc-Williams Debono, «Le Concept de Plasticité: un nouveau paradigme épistémologique », revue de philosophie et d’épistémologie
DOGMA, Fev. 2007.
37 . In «Transition from deep to shallow water layer : formation of vortex dipoles », Nathalie Bonneton (L3AB, Observatoire de Bordeaux, France), Joël Sommeria (LEGI/CORIOLIS, Grenoble, France), Damien Sous (Master, ENSCPB, Pessac, France), ont montré que le comportement de la dynamique tourbillonnaire dépend du confinement vertical.
38 . Ce commentaire sur les expériences réalisées émane de Nathalie Bonneton.
39 . Extrait du site www.emindex.ch/methode.las Voir aussi : www.Praxis-dr-bëhler.de/français/naturheil.html -8k Note du Docteur en Médecine Magdeleine Bühler.
40 . Anthony Judge dans Les Métaphores comme Véhicules Transdisciplinaires de l'Avenir. Paper for the Conference on Science and Tradition: Transdisciplinary Perspectives on the way to the 21st Century (Paris, December 1991) organized with UNESCO by the Union des Ingenieurs et des Techniciens utilisant la Langue Francaise. Also appeared in M. Cazenave and B. Nicolescu (Eds). L'Homme, la Science et la Nature. Paris, Editions Le Mail, 1994, pp 168-204.
41 . Réponse de l’actrice Juliette Binoche à une question de Guillaume Durand au cours de l’émission « Esprits libres » du 01/02/2008
42 . P. 35, tiré de « Voyage au coeur de l’immensité », Patricia Proust-Labeyrie, Ed. ALTESS, 1995, Paris
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